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" Que reste-t-il de nos tabous ? " - 2003

Du 24 au 26 octobre 2003

 

Un mot semble hanter le discours public : celui de «tabou». Né dans le terreau d’une ethnologie qui se constitue à la fin du XIXe siècle, relayé par la psychanalyse, ce terme a fini par prendre aujourd’hui un sens proprement politique. «Briser les tabous» en est venu à signifier, dans le contexte actuel, renverser les limites discursives, reculer les frontières de ce qu’une pression sociale permet ou non de dire, de faire ou de montrer. Imperceptiblement, le tabou a perdu le sens descriptif qui était le sien dans les sciences sociales. Considéré comme constitutif de la civilisation – quand il s’agit de la prohibition de l’inceste par exemple –, le tabou s’est insensiblement métamorphosé, dans le creuset d’une rhétorique libertaire, en symbole de ce qui fait obstacle à une émancipation sans limites. Alors qu’un Freud y voyait les prodromes mêmes du processus civilisationnel, nous avons maintenant tendance à voir désigner sous le vocable «tabou» tout ce qui paraît faire indûment obstacle au progrès des techniques et des mœurs.

Tabou est un mot polynésien (parfois prononcé tabu, tapu, kapu, tambu, tafu, etc.) désignant toute réalité dont il convient de s’écarter. L’usage en est découvert par le capitaine James Cook en 1778, lors de son troisième voyage. Mais la réalité des pratiques que recouvre cette expression n’est nullement limitée à la sphère des îles du Pacifique. De nombreux équivalents remplissent une fonction de désignation analogue dans d’autres aires géographiques. Comme la plupart des ethnographes l’ont rapidement noté, le tabou s’insère dans un système d’explication du monde dont il est un des instruments. C’est James Frazer, l’auteur du Rameau d’or (Golden Bough) qui tenta, le premier, d’en dresser l’inventaire. Sous la plume des ethnologues, la notion de tabou se transforme en concept désignant une relation ritualisée à des objets sacrés – relation considérée comme typique de la mentalité «primitive» à laquelle ceux-ci opposaient souvent la morale constituée et la foi, de même que sont opposées magie et religion.

Une autre caractéristique du tabou c’est de créer une distance symbolique avec ce qui suscite des mouvements ambivalents de répulsion et d’attirance. C’est dans la complexité de ces sentiments que le sociologue Émile Durkheim a cru déceler, sur un mode archaïque, l’ébauche de la moralité même si la morale sui generis ne se réduit pas pour lui à l’automatisme du réflexe (la morale exige également la force de la conviction). Freud soulignera, à son tour, dans son Totem et tabou de 1912 cette ambivalence : « le tabou, écrit ainsi le fondateur de la psychanalyse, est une prohibition très ancienne, imposée du dehors (par une autorité) et dirigée contre les désirs les plus intenses de l’homme. La tendance à la transgresser persiste dans son inconscient ».

Cette ambivalence explique-t-elle aussi l’utilisation politique de la notion, qui désormais déborde de plus en plus de son cadre ? Il semble devenu de bon ton de voir des tabous partout, de s’emporter contre les bornes injustes que ceux-ci dressent devant notre volonté de savoir ou d’agir. Dans un article pénétrant paru dans le quotidien de Munich Süddeutsche Zeitung (6 juillet 2002), le philosophe allemand Jürgen Habermas constatait – en la dénonçant – cette évolution. Il fustigeait un certain confusionnisme d’époque qui réduit les progrès de la morale et de l’éducation civique (par exemple l’interdiction d’exprimer publiquement des opinions antisémite ou raciste) à des «tabous» entretenus par un «politiquement correct» ou une «pensée unique» grâce auxquels une minorité prétendrait substituer ses normes à celles de la majorité. Notant qu’il avait fallu des décennies pour parvenir à une condamnation de l’antisémitisme qui soit largement partagée par la population de son pays, le philosophe juge comme une véritable régression le fait de réduire un tel travail d’apprentissage démocratique à un «réflexe collectif de défense» stabilisé par des affects. Le retour en force du recours à la notion de tabou doit-il être interprété comme un nouveau déficit en matière d’éthique ?

Telle est la raison pour laquelle il semble utile de consacrer le quinzième Forum Le Monde/ -Le Mans à réfléchir en profondeur sur la notion de tabou, son histoire et ses usages - légitimes ou non - en pointant un certain nombre d’exemples : le clonage, l’histoire européenne, la mémoire des catastrophes européennes, l’art plastique, le cinéma ou la littérature.

Nicolas Weill, Le Monde

 

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