Depuis les attentats du 11 septembre et la montée en puissance des forces du radicalisme religieux, le débat sur la contestation des Lumières a repris de l’actualité. Pour les uns, cet événement, vécu comme une rupture, a montré que la civilisation issue du rationalisme des XVIIe et XVIIIe siècles constitue un patrimoine à défendre, au besoin par les armes. Pour les autres, la décomposition d’un monde dominé par la technique sonne définitivement le glas d’une époque marquée par la confiance dans le progrès et l’irruption sur la scène internationale de peuples qui ne doivent que peu à l’esprit des Lumières européennes. Ainsi les récentes polémiques sur la mémoire de l’esclavage ou de la colonisation renvoient-elles toutes à un questionnement plus fondamental sur l’origine et le bien-fondé du projet occidental tel qu’il s’est, mutatis mutandis, cristallisé à partir des révolutions d’Angleterre, des Etats-Unis ou de France, autour de l’idée de perfectibilité sinon de progrès ou de « mission civilisatrice ». La question se pose sur un mode de plus en plus pressant de savoir si l’on peut sacrifier au nom du pluralisme des valeurs les principaux acquis des Lumières : l’unité du genre humain et l’autonomie des individus qui le composent.
Mais peut-être est-il réducteur de limiter à l’histoire de l’Europe celle des Lumières. Pour Oswald Spengler, penseur du « Déclin de l’Occident » (1918), la distinction célèbre entre « culture » et « civilisation » confère à ces deux notions un contenu parfaitement transférable à d’autres temps et d’autres espaces. Pour lui les Lumières sont le moment du basculement – de la chute – d'une époque à l’autre. Ainsi, dans l’Antiquité, ce sont des « Lumières platoniciennes » qui ont pour effet de clore la vitalité héroïque des temps homériques. Au XIXe siècle ce passage se concrétise par le développement d’une « ville mondiale » et la transformation des peuples en « masses ». Dans cette perspective vitaliste, l’irruption d’un « esprit des Lumières » constitue d’emblée une forme de décadence et non la « sortie de l’homme de sa minorité dont il est lui-même responsable », comme le pensait Kant dans son célèbre opuscule de 1784, Was ist Aufklärung ?
D’autres modes de contestation de l’esprit des Lumières opposent à leur rationalisme considéré comme radical ou athée d’« autres Lumières » au sein desquelles la foi et la raison font meilleur ménage. De ce point de vue, le rationalisme ne serait pas nécessairement un processus de « sortie de la religion » et l’on pourrait parler à juste titre de « Lumières médiévales », quand, au XIIe siècle, les théologiens et les croyants chrétiens, juifs ou musulmans, redécouvrent Aristote. A cette perspective est associé le nom d’un philosophe : Leo Strauss dont certains disciples occupent aujourd’hui une place de choix dans l’administration américaine. On peut, du reste, contester le caractère irréligieux des Lumières qui demeure lié à Voltaire : pour certains, loin de représenter une tentative de rupture avec le sacré, les Lumières expriment au contraire une quête de la « religion première » supposée commune à l’ensemble de l’humanité – ce que symbolise à sa manière le développement de la doctrine d’une partie des loges maçonniques tout au long du XVIIIe siècle et la figure étonnante d’un maçon fervent catholique : Mozart.
La critique des Lumières et du rationalisme n’est pas seulement l’apanage des conservateurs ou des nostalgiques des temps mythiques où l’homme se serait laissé guider par ses instincts ou sa foi. Elle naît chez ceux qui, à l’instar des philosophes de l’école de Francfort comme Theodor Adorno et Max Horkheimer, mirent en évidence la dialectique d’une raison retournée contre elle-même. Dans son entreprise de domination de la nature grâce à la raison, l’homme sujet dominateur finit selon eux par s’inclure lui-même dans la totalité à dominer et perd ainsi toute particularité et toute liberté. Ce processus se trouve au fondement d’un regard désabusé, mais non alternatif, sur le processus de la modernité par des philosophies critiques inspirées par le marxisme et la psychanalyse, deux théories qui se rattachent en quelque façon à l’idéal de scientificité hérité des Lumières. La contestation que l’on peut qualifier de « post-moderne » d’un certain esprit des Lumières défini comme l’épiphanie d’un sujet prométhéen qui ne refléterait que la toute puissance du mâle européen blanc a par ailleurs fini par faire son chemin, aussi bien dans la pensée féministe qu’écologiste.
Considérer l’esprit des Lumières comme une histoire des vainqueurs serait donc gravement méconnaître qu’elles font l’objet d’une contestation permanente et qu’elles suscitèrent dès leur surgissement les mises en cause les plus radicales. Leur esprit est-il pour autant perdu ? A-t-il fini par succomber aux coups de ses détracteurs ? C’est à répondre à cette interrogation dans toute l’étendue de sa complexité que sont conviés les participants à ce dix-huitième forum Le Monde-Le Mans et le public.
Nicolas Weill, Le Monde