La place particulière qu’occupe la musique dans les différents «arbres de la philosophie» depuis Platon ou depuis Leibniz lui donne une place à part, privilégiée qu’elle est par bien des philosophes dont certains furent, tantôt des compositeurs comme Jean-Jacques Rousseau, Nietzsche ou Adorno, tantôt des interprètes comme Vladimir Jankélévitch.
Pourquoi cette attention spéciale à la musique de la part de tant de penseurs à travers le temps ? Est-ce parce que la musique constitue le reflet le plus fidèle de cette masse de pensée qui n’accède pas forcément à l’intelligence ou à la conscience, comme le disait encore récemment George Steiner ? Est-ce, au contraire, parce que, plus que les autres des beaux-arts, elle ressemble aux mathématiques au point d’en avoir figuré comme l’une des parties ? Est-ce enfin parce que sa relation particulière au temps et la quasi-immatérialité de l’écoute en fait comme l’épure de la représentation et de l’expérience qui se trouve au cœur des problématiques des philosophes et pas seulement auprès des empiristes ? Si certains se sont révélés plus musiciens que d’autres, très peu comme Adorno ont hésité entre «Kant ou Beethoven» avant d’opter pour l’écriture d’une des œuvres philosophiques les plus importantes du XXe siècle assortie d’une des réflexions les plus pénétrantes sur l’esthétique, à laquelle plus d’une intervention de ce 17ème Forum sera consacrée.
Plus généralement, les révolutions de la musique depuis le XIXe siècle, semblent particulièrement bien se couler dans le moule des concepts de la philosophie et même de la philosophie politique. Pour le philosophe écossais Alasdair Macintyre, la morale constitue un apprentissage que l’on peut comparer à celui de la musique. A l’inverse, les règles de l’harmonie codifiées et unifiées au XIXe siècle sont vécues par les adversaires de la nouvelle musique comme des catégories de «droit naturel». Des règles qui feraient que les bouleversements introduits par l’école de Vienne (Arnold Schoenberg en tête) puis l’ensemble de la musique contemporaine ont pu être lus comme autant de déviances par rapport à un soi-disant ordre des choses, cette condamnation culminant dans celle de la «musique dégénérée», c’est-à-dire contraire à un imaginaire médico-scientiste, qu’il s’agisse du dodécaphonisme ou du jazz.
La révolution dans l’organologie, le développement de l’électro-acoustique, mais aussi les changements apportés à l’écoute par le disque d’abord, le magnétophone ensuite et maintenant le lecteur MP3 sont autant de phénomènes qui conduisent musicologues et spécialistes à concentrer leurs réflexions les plus actuelles sur les changements induits par les mutations techniques. Ainsi sont-ils amenés à méditer sur des objets nouveaux comme l’objet-son, que les avancées isolent de plus en plus comme une entité à part entière, indépendant des instruments qui le produisent ou des vibrations du sensible comme les variations d’une écoute de plus en plus participante ; comme la figure de plus en plus envahissante de l’amateur, qui écoute sans toucher (un piano) ni lire (une partition). Cette méditation-là éclipse ou questionne la conception que l’on se fait de la musique comme l’art métaphysique par excellence ou comme nécessairement liée à un système philosophique, à une éthique, voire même comme concentrant et exprimant le plus adéquatement possible l’âme d’une époque, du monde ou d’une communauté.
Pour discuter autour des diverses problématiques ici esquissées, une vingtaine de philosophes, d’écrivains, musicologues, compositeurs et musiciens se rassembleront pour aborder des thèmes aussi divers que «Musique et politique», «bebop et existentialisme», « Adorno et la condamnation du jazz », etc. Et pour écouter aussi bien des propos que les instruments qui, eux aussi, feront entendre leur voix, au cours de ces trois journées.
Nicolas Weill, Le Monde