« Il n’y a pas d’idée philosophique, si profonde ou si subtile soit-elle, qui ne puisse et ne doive s'exprimer dans la langue de tout le monde ». Cette citation de Bergson, mentionnée dans le fascicule du 1er Forum et souvent reprise par la suite, en constitue la profession de foi. En effet, le Forum est une manifestation philosophique qui embrasse sans complaisance toutes les disciplines, même les plus ardues, et qui s’adresse à un public aussi large que possible, dans une langue accessible à tous.
Début 1989, le Dr Henry Lelièvre, Maire-Adjoint du Mans et Délégué à l'Action Culturelle sollicite le journal Le Monde pour l'organisation d'un colloque sur le thème des Sciences et de la Philosophie. Le quotidien est séduit par le projet, et Roger-Pol Droit, philosophe et journaliste au Monde des Livres se charge, en lien avec la ville du Mans et l'Université du Maine, de la conception du Colloque « Sciences et Philosophie, pour quoi faire ? », qui se déroule du 2 au 4 novembre 1989, grâce aussi à l'organisation et à la gestion de Jean Parthenay, Directeur du Palais des Congrès. Ainsi est née une manifestation qui, depuis 30 ans, a lieu chaque année en novembre, grâce à une collaboration jamais interrompue entre Le Monde, la Ville du Mans et son Université.
Pour le premier colloque (le terme « Forum » sera introduit l'année suivante), Roger-Pol Droit avait su réunir les plus grands noms des sciences de l'époque : René Thom et Jean-Toussaint Desanti pour les mathématiques ; Henri Atlan, Albert Jacquard et Isabelle Stengers pour les sciences ; et pour la philosophie: Alain Badiou, François Dagognet, André Comte-Sponville. L'année suivante, sur le sujet « Les Grecs, les Romains et nous », le public n'a pas été déçu avec, en un même après-midi, des interventions de Jean-Pierre Vernant, Paul Veyne et Edgar Morin. Ceux qui étaient présents au 3ème Forum « Comment penser l'argent ? » se souviennent de l'intervention de Jacques Derrida. Il y a même eu de grands philosophes américains : Stanley Cavell en 1994, Richard Rorty en 1995, et l'allemand Peter Sloterdijk en 2000. Impossible bien sûr de citer ici les intitulés des 29 Forums et les noms de tous leurs intervenants. On trouve sur le site http://forumlemondelemans.univ-lemans.fr les brochures ou programmes des Forums depuis le 14ème à la rubrique Archives, et les vidéos des interventions depuis la 22ème édition, à la rubrique Forum en images.
Il y a 30 ans, en 1989, c’était la première manifestation de ce genre, une idée nouvelle, une véritable innovation. Depuis, bien d’autres manifestations telles que Cité Philo à Lille, ou les Rencontres de Sophie à Nantes, s’en sont inspiré, avec des ingrédients similaires : une implantation dans une ville de province, un thème philosophique avec un traitement pluridisciplinaire, un déroulement thématique sur plusieurs jours incluant un week-end, un effort permanent envers les jeunes et les scolaires, une alternance d’interventions et de débats, creuset de rencontres philosophiques dans la ville.
Pour autant, le Forum Philo Le Monde Le Mans est resté une manifestation unique et originale. Tout d’abord, elle bénéficie de son ancienneté, avec un vrai public, nombreux et fidèle, capable de remplir une arène de 1300 places pendant 3 jours. Ensuite, elle s’est dotée d’une patte graphique, avec Serguei, qui nous accompagne depuis la 5ème édition et qui dessine année après année des affiches emblématiques sur lesquelles un personnage principal est soumis aux vicissitudes et aux aléas de la question posée. Enfin, elle bénéficie du soutien et de l’investissement d’un journal comme Le Monde, un des quelques grands quotidiens internationaux pour lesquels le paradigme du vrai et du faux n’interfère pas avec l’idée que chacun peut se faire du bien et du mal, un journal qui, par la nature même de son contenu, ouvre au débat philosophique.
Notre Forum est en effet construit et animé depuis son origine par un journaliste du Monde des Livres qui en est à la fois le concepteur, l’animateur et l’éditeur, qui supervise à la fois l’avant, le pendant et l’après. Il y a eu Roger-Pol Droit, le créateur (1989-1995), puis Thomas Ferenczi (1996-2002), Nicolas Weil (2003-2006), et enfin, depuis plus de 10 ans maintenant, Jean Birnbaum. Chaque édition reste marquée de leur empreinte à chacun, et chaque édition a donné lieu à un livre, tout d’abord aux éditions du Monde (1990-1999), puis aux éditions Complexe (2000-2003), aux PUR (2004-2009), et depuis 2010 dans la collection Folio essais de Gallimard.
Avant chaque Forum, une fois le thème choisi avec l'association, le coordinateur doit trouver les intervenants et concevoir les problématiques qui structureront l'organisation des 3 journées. Dès le début, il est apparu que la première journée devait s'adresser plus directement aux lycéens qui viennent nombreux, accompagnés de leur professeur de philosophie. Quelle chance pour ces jeunes gens de suivre en 2001 l'ouverture du Forum « Devoir de mémoire, droit à l'oubli ? » par Paul Ricœur et René Rémond, ou bien la leçon inaugurale de George Steiner sur le rire en 2010, ou bien encore en 2013 celle de Barbara Cassin pour le Forum « Repousser les frontières ? » !
Pendant le Forum, l'animateur est le maître de cérémonie, qui veille au temps imparti, fait circuler la parole entre les intervenants et avec le public, et mène le grand entretien instauré par Jean Birnbaum en 2014 pour la dernière demi-journée (Vincent Peillon sur « la Promesse », Christiane Taubira sur « le Pouvoir », Pierre Rosenvallon sur « l'Héritage », Elisabeth Roudinesco sur « la Peur »).
Le Département de la Sarthe et la Région des Pays de la Loire ont toujours soutenu cette manifestation de la Ville du Mans. Deux maires ont accompagné son développement, Robert Jarry et Jean-Claude Boulard, auquel a désormais succédé Stéphane Le Foll, sans oublier leurs adjoints, Henry Lelièvre, puis François Plet et, depuis 2001, Jacqueline Pédoya. La ville du Mans met à disposition la grande salle du Palais des Congrès (ce qui a toujours permis la totale gratuité d'accès au Forum) et en finance la gestion administrative. Michel Tremblais a assuré depuis l'origine la gestion financière. Pour la partie administrative, Clara Hérin lui a succédé en 2004. Les libraires manceaux se mobilisent également pour proposer un stand avec un large choix d'ouvrages sur le thème du Forum : librairie Plurielle les premières années, puis, en alternance, Doucet, Thuard et l'Herbe entre les dalles, qui a malheureusement dû cesser son activité.
L'Université du Maine, devenue Le Mans Université, soutient le Forum depuis l'origine, notamment à travers « l’Association du Forum Philo Le Monde Le Mans », dont le Président a toujours été, soit le Président de l'Université (Jean-Loup Jolivet et ses successeurs), soit un de ses membres (Daniel Luzzati depuis 2006). L'Association compte près de 300 adhérents et constitue un réseau de bénévoles qui organisent patiemment chaque édition, s'efforçant d'amplifier la manifestation d'activités, telles que des Cafés Philo (animés par Jean-Pierre Berger de 1993 à 1999), des conférences (coordonnées par Alain Vergnioux de 2001 à 2003), mais aussi des visites préparatoires dans les lycées du Mans et de la Sarthe et, depuis 2014, un concours des lycéens auquel s'est ajouté depuis l'an dernier un goûter Philo pour les enfants. Pour chaque Forum une soirée-spectacle a été proposée : concerts, théâtre, danse, films suivis d'échanges avec le réalisateur (Agnès Varda, Claude Lanzmann, les frères Dardenne, Amos Gitaï), rencontres avec des artistes ou des auteurs (Plantu, Jul, Claude Ponti, Anki Bilal). L'Association bénéficie depuis l'origine de l'aide active de la Fédération sarthoise de la Ligue de l'enseignement (FAL 72) dont la Secrétaire générale, Nathalie Kunde-Letellier, est également secrétaire de l'Association.
Mais le Forum ne serait rien sans son public, qui vient de Savoie comme de Provence, de France comme de Belgique. Il y a des fidèles qui viennent tous les ans, quelques-uns depuis l'origine ; des retraités et des actifs n'exerçant pas forcément une profession intellectuelle ; des jeunes, étudiants et lycéens du Mans, de la Sarthe, ou même d'autres départements (Finistère, Région parisienne). Ce qui fait l'unité de ce public, c'est la qualité d'écoute de chacun, son goût pour la réflexion et les débats d'idées, comme en témoigne la pertinence des questions lors des échanges avec les intervenants.
Il y a 30 ans, il n’y avait pas le TGV, le tram, Internet ou les réseaux sociaux. Depuis, les choses ont bougé et le Forum a suivi de près les évolutions sociétales : il y a désormais un site avec les vidéos des interventions, mais également les réseaux sociaux et, depuis 4 ans, le streaming, qui permet de doubler l'audience directe de la manifestation. Beaucoup d'intervenants des premiers Forums ont disparu, et Henry Lelièvre, qui avait continué à s'investir, est décédé la veille de l'édition 2017, tout comme Jean-Claude Boulard s'est éteint il y a quelques mois à peine.
Grâce à Jean Birnbaum, le « Quatre pages » a désormais remplacé l’ancien livret, mais le Forum est demeuré ce qu'il était, avec ses fondamentaux qui sont devenus des traditions. Son succès, qui ne s'est jamais démenti pendant ces 3 décennies, tient sans doute au fait qu'il réussit chaque année, au moins en partie, à atteindre les objectifs définis dès l'origine : décentraliser et décloisonner la vie intellectuelle en réunissant hors de Paris un ensemble de personnalités de premier plan venant d'horizons et de disciplines très divers : philosophie, sciences, arts, littérature, droit, Histoire ; les faire dialoguer entre eux et avec le public dans un esprit de transmission et de pédagogie, sur une question de portée philosophique en résonance avec l'actualité ; essayer de tenir le pari proposé dans la brochure du premier Forum qu' « il est possible de parler clairement de sujets difficiles, et qu'un propos complexe n'est pas forcément obscur. »